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Les explications devraient attendre. Theach et Erutown les avaient rejoints, et regardaient autour d’eux, cherchant leur compagne d’exil. Incapable de regarder Killashandra, Tanny lança un coup d’œil horrifié à Lars, qui, dans la foulée, inventa une histoire plausible de bateau qui l’aurait recueillie en passant. Ajoutant même qu’il était bien content qu’elle fût en sécurité.
— C’est le bouquet, dit sombrement Erutown. On va tous être dans le pétrin.
— J’en doute. C’est un très bon ami à nous qui pilotait ce bateau, répliqua Lars sans rire. Elle ne peut aller nulle part sans que je le sache.
Tanny émit un son étranglé et Killashandra sourit, s’étouffant de rire.
— À ce stade, tu ne peux rien faire sans te mettre en danger, Erutown. Ce n’est pas comme si vous restiez isolés de tout, poursuivit Lars, lui tendant un émetteur-récepteur, petit mais puissant. La fréquence à utiliser pour tous les contacts est de 103,4 mégahertz. D’accord ? Vous pouvez écouter sur n’importe quelle autre fréquence, mais ne communiquez que sur 103,4.
Erutown acquiesça de mauvaise grâce, soupesant la radio d’un air dubitatif. Avec un sourire en coin à Killashandra, il lui tendit aussi une hachette, un couteau, et la brochure sur le polly.
— Vous voilà complètement équipés, dit Killashandra avec entrain. Cette île sera très reposante, j’en suis sûre !
Adressant un sourire malicieux à Tanny et à Lars, elle ajouta :
— Vous trouverez ici tout ce qu’il vous faut – du polly pour vous nourrir, du poisson dans le lagon pour faire de l’exercice et varier votre régime, et une jolie barrière de corail pour empêcher les prédateurs de venir vous dévorer. Vous êtes bien mieux lotis que je ne l’étais dans mon île, je vous assure.
Tanny se tortilla, manifestement déconfit.
— Oh, tout se passera très bien, Carigana, dit Theach en souriant et commençant à déballer les réflecteurs solaires.
Lars gloussa, la prit par le bras et l’entraîna vers la plage.
— Viens, Tanny. Je veux être à l’île de Bar avant la nuit.
Il fallut alors lever l’ancre, manœuvrer le Pêcheur pour passer par l’unique brèche de la barrière de corail, de sorte qu’ils ne purent pas discuter avant d’avoir hissé la voile et de cingler cap, au nord, vers l’île de Bar.
— Tanny, tu ferais bien de descendre à la cambuse, dit Lars, faisant signe à Killashandra de le rejoindre dans le cockpit. Ce que tu ne sais pas ne peut pas te nuire…
— Qu’est-ce que t’en sais ? grogna Tanny.
— Prépare-nous donc quelque chose à manger. Toutes ces émotions m’ont ouvert l’appétit. Eh bien, ajouta-t-il, se tournant vers Killashandra dès que Tanny eut claqué l’écoutille derrière lui, pourrais-tu me donner quelques explications ?
— Je crois plutôt que c’est moi qui ai droit à des explications !
Lars haussa un sourcil avec un sourire sardonique.
— Pas alors que tu as déjà trouvé la plupart des réponses si tu es aussi intelligente que je le crois.
Lars caressa d’un doigt la cicatrice de son épaule, puis lui prit la main, frictionnant du pouce les cicatrices du crystal.
— « Je viens de la Cité. » Tu parles !
— Eh bien, c’est vrai… dit-elle, faussement docile.
— Ta meilleure invention, sorcière, C’est quand tu m’as dit que tu n’avais pas pu faire autrement que venir dans les îles !
Incapable de contenir plus longtemps son hilarité, il rejeta la tête en arrière et se mit à hurler de rire.
— À ta place, je ne rirais pas, Lars Dahl. Ta position n’est pas très favorable dans mes papiers, dit-elle, s’efforçant de prendre un ton sévère – sans y parvenir.
Les yeux encore brillants d’hilarité, il changea brusquement de ton :
— Mais si, dit-il touchant la guirlande. Je suis sur l’île de l’Ange. Et selon là coutume de l’île, ces fleurs annoncent que nous sommes unis pendant un an et un jour.
— J’avais deviné que cette guirlande signifiait autre chose que le tendre désir de décorer ma personne, dit-elle d’un ton plus facétieux qu’elle ne l’aurait voulu, car une sincère nostalgie lui serrait le cœur.
Lars la regarda dans les yeux, attendant une explication.
— Malgré tout le désir du monde de poursuivre ce que nous avons commencé, je ne peux pas rester sur Ophtéria un an et un jour, Lars Dahl, dit-elle à regret. En ma qualité de chanteuse-crystal, je suis contrainte de retourner sur Ballybran. Hier matin, si j’avais su ce que signifiaient ces fleurs, je ne les aurais pas acceptées. Ainsi l’ignorance blesse-t-elle le donneur. Je suis… immensément attirée par l’homme que tu es, Lars Dahl. Et après ce que j’ai vu, entendu et appris sur toi, poursuivit-elle avec un pâle sourire, je peux même te pardonner ce stupide enlèvement. En fait, il aurait été beaucoup plus humiliant pour moi d’être arrêtée au cours d’une rafle chez ces contrebandiers. Ce que tu ne peux pas savoir, c’est que je ne suis pas venue uniquement pour réparer ce fameux orgue – mais aussi en tant qu’observateur impartial, pour déterminer si l’interdiction de quitter la planète est populairement acceptée.
— Populairement acceptée ? s’écria Lars, bondissant de son siège. Quelle façon de formuler la chose ! C’est la facette de la Charte Ophtérienne la plus décourageante, frustrante, répressive et impopulaire. Tu connais notre taux de suicide ? Eh bien, je pourrai te donner des statistiques sérieuses sur la question. Nous avons enquêté sur ces décès, et nous avons des copies des notes laissées par les défunts. Neuf sur dix citent le désespoir de n’avoir rien à faire, aucun endroit où aller. Si tu as le malheur d’être sans emploi sur Ophtéria… Oh, on te donne nourriture, vêtements, logement, et on t’assigne un travail d’utilité publique pour t’occuper. Travail d’utilité publique ! Tailler les haies d’épineux, désherber les collines, épousseter les rochers, gaver et torcher les incontinents aux deux bouts de la vie. Occupations vraiment gratifiantes pour les ratés intelligents et instruits immolés sur l’autel de l’orgue !
Il ponctuait ses paroles de coups de poing rageurs sur la barre, jusqu’à ce que Killashandra posât la main sur la sienne.
— Lequel de nos messages est parvenu à destination ? C’était comme de jeter une bouteille dans la Mer du Dos, avec peu d’espoir de la voir flotter jusqu’au Continent.
La plainte émanait du Conseil Exécutif de l’Association des Artistes Fédérés, qui signalent une entrave à la Liberté de Choix. C’est un Stellaire qui a porté cette accusation, mais je ne sais pas lequel. Il s’intéressait surtout aux restrictions imposées aux compositeurs et aux interprètes.
Lars haussa les sourcils, étonné.
— Ce n’est pas moi qui ai envoyé celle-là.
Puis son visage s’éclaira, et il sembla reprendre espoir.
— Si une plainte est passée, peut-être que d’autres passeront aussi ; et nous aurons des tas de gens pour nous aider… Et toi, est-ce que tu nous aideras ?
— Lars, on m’a demandé d’être impartiale…
— Loin de moi l’idée de t’influencer…
Les yeux pétillants de malice, il lui passa un bras sur les épaules, lui mordillant l’oreille.
— Lars, tu m’étouffes ! Occupe-toi donc de piloter… Il faut que je réfléchisse à ce que je vais faire. À parler franchement, je n’ai guère plus que ta parole pour affirmer qu’il s’agit d’un mécontentement général, et non de quelques cas isolés ou de griefs personnels.
— Tu sais depuis combien de temps nous essayons de contacter le Conseil Fédéral ? demanda Lars, gesticulant dans son agitation. Tu sais ce que ça signifiera pour les autres quand je leur dirai qu’un message est arrivé à destination et qu’une enquête est en cours.
— Ça, c’est une autre question que nous avons à discuter, Lars. Serait-il judicieux de les mettre au courant, ou est-il préférable que je conserve ma couverture ?
Reprenant son calme, Lars se mit à réfléchir.
— Je suppose que les statistiques sur les suicides constitueraient des preuves acceptables, reprit Killashandra. Est-ce que la question de l’interdiction de voyager a jamais été mise aux voix ?
— Un vote sur Ophtéria ? s’écria-t-il avec un rire amer. Tu n’as pas lu cette abominable Charte, à ce que je vois !
— Je l’ai parcourue. C’est un document ennuyeux, avec toutes ces phrases pompeuses qui ont rebuté ma nature pragmatique.
Elle revit l’architecture torturée s’enroulant autour des formations naturelles, pour ne pas « violer » la Nature.
— Ainsi, la Charte ne prévoit aucun mécanisme référendaire ?
— Aucun. Les Anciens gouvernent la planète et, quand l’un d’eux dévisse et ne peut plus être ressuscité, un remplaçant est désigné… par les Anciens qui restent.
— Aucun avancement au mérite, donc ?
— Seulement dans le Conservatoire, et uniquement pour récompensera des compositions remarquables et des talents d’interprétation exceptionnels. Alors, en de rares occasions, quelqu’un peut espérer atteindre le rang envié de Maître. Une fois par siècle, un Maître peut espérer être nommé au Conseil des Anciens.
— C’est ça que tu voulais ?
— J’ai essayé, dit-il avec un sourire ironique. J’ai accepté de t’attaquer pour leur prouver ma bonne volonté. Il grogna au souvenir de sa crédulité.
— D’accord, je n’ai encore entendu aucun composition, et encore moins la tienne, jouée sur cet orgue sensoriel, dit Killashandra d’un ton détaché. Mais j’ai été terriblement impressionnée par ton interprétation de l’autre soir.
— Le moment, l’endroit, l’ambiance…
— Pas si vite, Lars Dahl. J’ai étudié la musique pendant dix ans avant de devenir chanteuse-crystal. Je suis une auditrice très critique… et quand j’ai entendu ta musique… Je ne te connaissais pas alors aussi bien que maintenant, de sorte que mon jugement était impartial. S’il se trouve que le Stellaire qui a porté plainte pensait à toi, je suis prête à l’appuyer.
Lars la considéra, sincèrement étonné.
— Vraiment ? Quelles études musicales as-tu faites ?
— J’ai étudié pendant dix ans au Conservatoire de Fuerte. Le chant.
Lars faillit lâcher la barre, et le Pêcheur fit une embardée qui jeta Killashandra contre lui.
— C’était toi, le soprano de l’autre soir ?
— Oui, dit-elle, souriant jusqu’aux oreilles. J’ai reconnu ta voix de ténor au barbecue. Où as-tu appris. Les Voyageurs de Baleef ? Et le duo des Pêcheurs de Perles ? Certainement pas au Conservatoire !
— Par mon père. Il avait apporté sa micro-bibliothèque avec lui en venant sur Ophtéria.
— Ton père est naturalisé ?
— Oui. Comme toi, il n’est pas venu dans les îles par choix. S’il n’y a qu’une personne à qui nous révélons ta véritable identité… Mais quel est ton vrai nom ? À moins que les chanteurs-crystal ne le révèlent pas ?
— Tu veux dire que tu ne sais même pas le nom de la femme que tu as d’abord attaquée, puis kidnappée ? dit Killashandra, feignant l’indignation.
Lars secoua la tête, souriant avec une malice presque enfantine.
— Killashandra Ree.
Il répéta lentement les syllabes, puis sourit.
Ça me plaît bien mieux que Carigana. C’était un nom un peu dur à prononcer avec tendresse. Les « l » et les « r » sont plus doux.
— C’est sans doute la seule chose de douce en moi, Lars, je t’en avertis.
Il ignora ostensiblement la remarque.
— Mon père doit savoir qui tu es, Killashandra. Ça lui redonnera le moral ; car je t’avoue que les arrestations des nôtres au cours des recherches l’ont beaucoup plus découragé qu’il ne l’a laissé voir aux autres. Et je ne voudrais pas non plus…
Il s’interrompit, remarquant seulement l’eau qui clapotait à leurs pieds dans le cockpit.
— … je ne voudrais pas tromper Nahia. Elle ne mérite pas ça.
— Non, en effet. Mais j’ai l’impression qu’elle sait, déjà que je ne suis pas la vierge îlienne pour laquelle je me suis fait passer.
— Ah ? Elle était à la réception du Conservatoire ?
— Non, mais elle a perçu les résonances du crystal. Killashandra se caressa le bras en guise d’explication, et il le lui caressa à son tour.
— Tu veux dire que c’est ça que je ressentais chaque fois que je te touchais ?
Killashandra eut un sourire rassurant.
— Pas uniquement, mon amour. Une grande partie vient d’une ardeur parfaitement naturelle.
Il s’esclaffa et la serra plus fort contre lui.
— Tu ne crois pas que je devrais écoper ? demanda-t-elle, l’eau froide clapotant à ses pieds.
Il resserra son étreinte.
— Pas encore.
Fronçant les sourcils, il regarda sur bâbord, sans vraiment voir la poussière d’îlots, et corrigea son cap de quelques degrés vers l’est.
— Pourtant, si nous disons qui tu es à mon père et à Nahia…
— À Hauness aussi ?
— Ce que sait Nahia, Hauness le sait aussi, et il n’y a aucun risque d’indiscrétion. Mais après ? On obtiendra facilement des copies des statistiques de suicides. Mais il faudrait que tu rencontres d’autres groupes de dissidents pour avoir des preuves irréfutables que les restrictions arbitraires d’Ophtéria ne sont pas populairement acceptées.
— Je suis contente qu’on soit d’accord sur ce point.
— Ce faisant, il serait bon que tu évites les Anciens.
Il ne faudrait pas qu’ils découvrent que tu te promènes sur les galets d’Ironwood ou les terrasses de Maitland.
— Puisque tu ne leur as jamais dit que tu m’avais kidnappée, pourquoi ne pourrais-je pas visiter d’autres communautés ?
— Parce que voilà maintenant cinq semaines que tu as disparu. Comment justifierais-tu une si longue absence et, qui plus est, la raison pour laquelle tu n’as pas réparé leur précieux orgue ?
— Je l’aurais réparé si cet imbécile d’agent de la Sécurité ne m’avait pas chauffé les oreilles avec ses radotages de gâteux. Mon absence sera facile à expliquer. Je ne l’expliquerai pas, c’est tout !
Elle haussa les épaules avec défi.
— Tu ne sais pas à quel point les Anciens détestent les mystères…
— Tu m’as vue jouer les humbles vierges des îles, Lars. Attends de me voir dans le rôle d’une aristocratique Ligueuse outragée !
Sa voix se fit dédaigneuse, et elle se redressa avec arrogance. Réagissant à cette métamorphose, Lars lâcha ses épaules.
— Je suis plus qu’à la hauteur pour affronter Ampris ou Torkes. Et ils ont trop besoin de mes services pour recommencer à me contrarier.
— Je suis obligé de te prévenir qu’ils ont demandé un remplaçant.
— Je le sais.
— Comment ?
Killashandra sourit de sa surprise.
— Les chanteurs-crystal ont l’ouïe excessivement fine. Toi et tes amis conspirateurs n’étiez qu’à l’autre bout de la pièce. J’ai tout entendu.
Lars lâcha la barre, mais Killashandra la saisit et redressa le gouvernail.
— Un second chanteur-crystal serait peut-être une bonne chose, tout dépendrait du remplaçant. Mais nous avons tout notre temps, il lui faudra près de dix semaines pour arriver ici. Et comme il se trouve que j’ai besoin des honoraires du contrat, je réparerai leur maudit orgue. Et peut-être que, cette fois, j’aurais un assistant de mon choix.
Frappée d’une idée subite, elle s’écria, lui tapotant le torse de l’index :
— Mais c’est toi que je vais exiger !
Il eut un grognement de dérision.
— Je suis bien la dernière personne qu’ils voudront voir au Conservatoire.
— Mais si, ils t’accueilleront à bras ouverts… comme l’homme qui a sauvé une pauvre chanteuse-crystal d’un vil cachot !
— Quoi ?
— Eh bien, voilà qui expliquerait mon absence. Mais naturellement, je n’ai pas vu mon ravisseur, et je ne peux pas dire à quoi il ressemble.
Elle battit des cils d’un air horrifié.
— Me voilà en train de me promener tranquillement pour me calmer après une horrible confrontation avec un lourdaud trop zélé, quand bing, bang, quelqu’un m’assomme d’un coup sur la tête, et je me réveille toute seule sur une île déserte perdue Dieu sait où !
Entrant dans la peau du personnage, Killashandra feignit de se trouver mal.
— Je précise que je charge moins devant un public respectueux. Bref, me voilà, perdue, abandonnée. Et qui sait ce que ces canailles vont… le pluriel évoquera tout un groupe de conspirateurs, tu comprends… Et c’est alors que tu entres en scène.
Elle posa une main légère sur son bras. Ses yeux pétillaient de malice, et pinçait les lèvres pour ne pas la distraire de son numéro par un éclat ce rire.
— Toi, loyal malgré ta terrible déception – ici, elle porta la main à son cœur, et poursuivit, oppressée –, tu m’as recueillie, et tu as insisté pour me ramener dans la Cité afin que je puisse réparer l’orgue pour le Festival d’Été. T’attirant ainsi les faveurs des princes qui vous gouvernent – ce qui, étant donné tes activités subversives est une bonne chose – et leur épargnant la dépense astronomique d’un autre chanteur-crystal, nous sommes payés très cher, tu comprends. Et j’ai l’impression que les Anciens sont plutôt près de leurs crédits.
Lars se mit à glousser, se frictionnant le menton comme s’il voyait déjà cette scène triomphale.
— Ça pourrait marcher si tu n’en fais pas trop !
Il esquiva le poing qu’elle brandit, faussement indignée.
— Bien sûr que ça marchera ! J’ai toujours été capable de juger des réactions du public à la fraction de seconde. Et pour les punir de toutes les tracasseries et misères qu’ils t’ont faites, je ferai semblant d’avoir peur d’être de nouveau victime de coups et blessures, et j’exigerai que tu ne me quittes pas.
— Je crois, dit pensivement Lars, que cette idée plaira à mon père, et aux autres…
— Ah ?
Il ricana, assez penaud.
— Tu sais, je me suis plutôt fait engueuler pour avoir agi unilatéralement quand je t’ai kidnappée. En général, mon père est un homme assez calme…
— Alors présentons-lui tout de suite cette idée, à lui et aux autres. Et à propos d’homme calme, que sais-tu de Corish von Mittelstern ?
— L’homme qui cherche son oncle ?
— Lui-même.
— Ce n’est pas un agent ophtérien, si c’est ce qui t’inquiète. Nous l’avons testé pour le résidu.
— Testé pour le quoi ?
— Tu te rappelles l’arc lumineux de l’astroport ? C’est pour empêcher les Ophtériens de quitter la planète. L’arc est réglé pour détecter un résidu minéral présent dans notre moelle osseuse. Il n’y a pas à discuter avec les gardes si on essaye d’entrer dans l’astroport. Ils tirent sans sommations.
— Et il est activité par tout Ophtérien qui passe devant ses capteurs ?
— Même par les visiteurs restés assez longtemps pour en avoir des traces détectables. Comme mon père, ajouta-t-il amer.
Killashandra entendit à peine cette remarque, car elle revoyait sa sortie de l’astroport. Thyrol était à côté d’elle et l’arc ne s’était pas déclenché, mais il avait fulguré au passage des autres membres de son quatuor.
— Étrange, se dit-elle. Non, Corish n’est pas Ophtérien. Il est arrivé avec moi sur l’Athéna. Mais j’ai bien l’impression que c’est un agent de la FMP. Je veux dire, à quoi servirait un seul observateur impartial, si l’objectif est de changer le statu quo de toute une planète ? Même si l’observateur est un chanteur-crystal ?
— Corish était-il au courant ?
— Non, gloussa-t-elle. Pour le citoyen von Mittelstern, j’étais une jeune étudiante impulsive venant assister au Festival en classe économique ! (Elle éclata de rire devant l’air perplexe de Lars.) Le fait d’être chanteuse-crystal comporte des inconvénients qui n’ont rien à voir avec la discussion qui nous occupe.
— Je ne sais pas grand-chose sur les chanteurs-crystal…
— Ce que tu ne sais pas ne peut pas te nuire, dit-elle, agitant son index sous son nez. Mais j’aimerais bien en savoir plus sur Corish, et si son fameux oncle existe.
— Comment se fait-il que Corish ne t’ait pas reconnue sur la plage ?
— Pour la même raison que toi. Et il ne me connaissait pas si bien que ça, ajouta-t-elle, amusée par la réaction de Lars. À mes yeux, il cultivait trop ostensiblement la compagnie d’une inoffensive et sotte étudiante. Et une ou deux autres anomalies m’ont mis la puce à l’oreille.
— J’ai moi-même rencontré certaines de ces créatures dernièrement, remarqua Lars d’un ton réprobateur.
— J’ai fait de mon mieux avec le peu d’informations culturelles que j’avais.
Lars la serra contre lui autant que le lui permettait la barre.
— Maintenant que j’y réfléchis, la seule erreur que tu as faite, c’est ton commentaire sur le chant. Tout le monde chante dans les îles. Mais la voix n’est pas un instrument digne de la musique sérieuse… d’après les Maîtres.
Killashandra bredouilla avec indignation.
— Rien que ça prouve leur bêtise !
Lars éclata de rire, enchanté de se réaction, puis il leva hors de l’eau, qui lui battait maintenant les mollets.
— Tanny ! cria-t-il. Sur le pont, et au trot !
L’écoutille s’ouvrit si vite en réponse à cet ordre que Killashandra se demanda depuis quand il collait l’oreille au panneau de bois.
— Tu nous as trouvé quelque chose à manger ? Pas trop !
Car Tanny apportait deux lourdes chopes de soupe.
— Donne-moi ça, et commence à écoper.